LE MEDECIN BLEU
Ecriture en cours
Au moment où Sainte rêvait ainsi, c’est-à-dire, vers cinq heures du soir, les pauvres chouans du Trou-aux-Biches étaient fort malmenés. M. de Vauduy et bien d’autres encore étaient morts, en vendant comme il faut leur vie. Il n’y avait plus à tenir que le petit corps de Vendéens arrivés récemment en Bretagne.
On se battait dans la forêt de Rieux, et l’ombre des grands arbres ajoutant à l’obscurité croissante, on se frappait, pour ainsi dire, au hasard et sans se reconnaître.
Aussi, le rêve de la pauvre Sainte se réalisa : les deux Saulnier, le père et le fils, se rencontrèrent dans l’ombre et ne se reconnurent point.
Le Médecin bleu, ardent et passionné comme toujours, sous une apparence de froideur, était affolé par la fièvre du combat et frappait avec frénésie ; René, sans espoir de vaincre, voulait du moins mourir vengé : c’était un duel à mort qui allait avoir lieu.
Mais à l’instant où les sabres se croisaient, cherchant un passage, et menaçant à la fois la poitrine des deux assaillants, un homme se précipita entre eux.
– Bas les armes ! s’écria-t-il d’une voix brisée.
Et, en disant ces mots, il tomba pesamment sur la mousse de la forêt.
La lune, à ce moment, se faisant jour, au travers des hauts chênes, tomba d’aplomb sur nos trois personnages.
Les deux Saulnier se reconnurent et jetèrent leurs sabres. René se mit à genoux.
– Voilà donc où tu devais en venir ! s’écria le Médecin bleu avec amertume.
– Taisez-vous un petit moment, monsieur Saulnier, dit l’homme qui avait mis fin au combat ; me reconnaissez-vous ?
– Jean Brand ! s’écrièrent en même temps le père et le fils.
– En propre original ! approchez-vous, docteur, car je sens que je m’en vas.
– Êtes-vous donc blessé ? interrompit Saulnier.
– Mieux que cela, docteur, et tous vos remèdes n’y feraient rien ; ainsi donc écoutez-moi. Je vous ai sauvé la vie hier…
– Je le sais.
– Ne m’interrompez pas. Or, si je vous ai sauvé la vie, ce n’était pas par tendresse pour vous, monsieur Saulnier, car je vous ai toujours détesté du mieux que j’ai pu ; c’était pour votre fille. Quant à toi, René, je t’ai sauvé aussi, mais tu es un bon garçon et je te tiens quitte.
– Quel prix mettez-vous au service que vous m’avez rendu ? demanda le docteur.
– Ne m’interrompez donc pas ! En outre de cela, docteur, je viens de vous empêcher de vous entre-tuer, votre fils et vous, ce qui eût été désagréable, même pour un bleu… excusez-moi. Pour ces deux services, je ne réclame qu’une chose.
– Parlez.
La voix de Jean Brand s’affaiblissait graduellement ; il reprit pourtant avec effort :
– Monsieur Saulnier, la guerre est finie ; il n’y a plus de Chouans à Saint-Yon, je suis le dernier, et dans deux minutes, j’aurai rejoint mes frères. Embrassez votre fils, monsieur Saulnier, cela fera plaisir à mam’zelle Sainte… et je mourrai content.
Le docteur hésita un instant.
– Dépêchez-vous, murmura le bedeau ; si vous voulez que je voie ça, dépêchez-vous !
– Il ne sera pas dit que j’aie refusé la dernière demande d’un homme qui m’a sauvé la vie ! s’écria le docteur Saulnier.
Et il tendit les bras à son fils, qui s’y jeta en pleurant.
– À la bonne heure ! dit Jean Brand d’une voix si éteinte, qu’on pouvait à peine l’entendre : mam’zelle Sainte sera bien contente… et j’ai fièrement payé ma dette… principal et intérêts !
Vers sept heures, la porte de la cabane s’ouvrit. Sainte ferma les yeux instinctivement, et se recula, comme pour ne point voir ou entendre la confirmation de ses terreurs.
Mais deux voix connues prononcèrent en même temps son nom, et elle se trouva dans les bras de son père et de son frère.
Derrière eux était entré l’abbé de Kernas.
– Monsieur Saulnier, dit-il, remerciez Dieu d’avoir mis cet ange dans votre maison. Au milieu de ces luttes insensées, elle a pratiqué la loi du Seigneur, et le Seigneur l’en a récompensée dans ceux qu’elle aime. Vous, Sainte, ajouta-t-il en mettant un baiser au front de l’enfant, persévérez ; le rôle que vous avez pris, ma fille, a appelé sur ce qui vous entoure la miséricorde céleste… Adieu… quoi qu’il arrive, soyez toujours, au milieu des luttes politiques, l’ange de la PAIX, de la CONCILIATION et de la PITIÉ.
– Ne restez-vous point avec nous ? demanda René.
– Mon fils, répondit le prêtre, on se bat encore dans d’autres parties de la Bretagne ; je vais aller prêcher et consoler. Quand il n’y aura plus de malheureux à secourir au loin, je reviendrai.
Il fit un pas vers la porte. Sainte courut à lui.
– Et Marie ? demanda-t-elle.
Une larme mouilla les yeux du prêtre.
– C’était, répondit-il lentement, la fille des Rieux, ces chevaliers à l’âme de fer ; elle avait le cœur de ses pères ; elle est morte comme eux.
– Morte ! répéta Sainte en pleurant.
– Morte en criant : Dieu et le Roi !
FIN